Après plus de cinquante ans de déclin économique et démographique, le centre-ville de Gatineau, anciennement celui de Hull, peine à retrouver son blason de ville attractive, et cela malgré un engagement politique et citoyen très fort. Longtemps fragilisé par des opérations de restructuration massives, le territoire hullois reflète un modèle territorial qui se caractérise aujourd’hui par la division d’une unité foncière et le manque de cohérence spatiale. Le LabA4 de la firme A4 Architecture + Design veut partager sa vision sur les raisons majeures de ce déclin ainsi que sur les forces contraires qui freinent la revitalisation de ce centre-ville. Cette contribution tente à la fois d’enrichir le débat engagé depuis quelques années déjà sur la relance du centre-ville, et de faire écho à la récente étude publiée par l’Observatoire du Développement de l’Outaouais (ODO)1 qui propose des pistes d’action pour une dynamisation économique du centre historique. Dans ce qui suit, une stratégie d’action porteuse de changement sera discutée sur la base d’une approche systémique du territoire hullois. Un regard limité au volet économique, comme nous avons trop souvent l’habitude de faire, néglige les forces urbaines et humaines impératives qui influencent le développement d’une ville.
Le centre-ville de Gatineau, communément appelé l’Île de Hull, est un territoire complexe qui a donné lieu dernièrement à des débats houleux sur le devenir de ses espaces habitables, dénonçant la vacance commerciale et la désertion du centre-ville qui se voit mourir de jour en jour. Mais si ce phénomène reste le plus visible, il n’est en réalité que la conséquence de problèmes plus profonds qu’il importe de connaître afin de proposer des solutions réalistes et contextualisées. L’étude récemment publiée par l’ODO a en effet apporté des éclairages sur les différents dysfonctionnements qui sont à l’origine de la crise urbaine que vit le centre-ville depuis ces dernières décennies, et qui s’est considérablement accentuée à la suite de la pandémie de Covid-19. Les pistes proposées visent à promouvoir la transformation de l’écosystème économique du centre-ville de Gatineau2 dans le but d’accroître son attractivité. Cependant, cette étude se limite au noyau historique situé dans la partie sud de l’Île de Hull et correspondant au pôle multifonctionnel dominé par les fonctions administratives et les emplois gouvernementaux. Cette partie du territoire correspond à l’un des six secteurs identifiés par le PPU sur le territoire du centre-ville. Cette étude reflète-t-elle la volonté politique de prioriser les actions sur cette partie du territoire au détriment des autres secteurs du centre-ville? Est-ce une proposition afin de redéfinir le périmètre du centre-ville? S’agit-il d’une démarche viable pour déclencher une réelle transformation urbaine de l’Île de Hull et effectuer, enfin, un véritable changement de culture dans la façon de faire la ville? C’est ce que nous désirons aborder dans cet article.
Île de Hull : un territoire fragilisé
Depuis 2005, le Vieux-Hull et son pourtour immédiat sont reconnus comme le centre-ville de Gatineau, aujourd’hui quatrième ville en importance au Québec et métropole de l’Outaouais. Hull, c’est aussi le lieu d’une histoire de plus de deux siècles dont les marqueurs sont visibles à ce jour et témoignent du cachet industriel de la région. Aujourd’hui, il représente la polarité principale du modèle urbain polycentrique qui supporte le développement de la ville de Gatineau. À ces polarités s’ajoute celle de la capitale nationale avec qui la ville de Gatineau partage la frontière matérialisée par la rivière des Outaouais. Cette situation frontalière nécessite à elle seule une analyse approfondie de ce territoire, sous le prisme de la géographie des espaces frontaliers, pour rendre compte de l’impact de ce positionnement pour Hull. Mais il est important de souligner que ce centre urbain constitue un rare exemple de zone de contact entre cultures anglophone et francophone avec une frontière politique formelle tout en constituant un tissu urbain presque continu. Pendant des années, ce positionnement a permis à Hull de vivre une grande mouvance sociale, ajoutant à son cachet d’industrie de bois celui d’une industrie du divertissement qui lui a valu le surnom de Happy Town, puis celui de Petit Chicago.
Encerclée par l’eau, l’Île de Hull a su tirer profit de sa force pour assurer la prospérité des activités industrielles et des services pour l’intérêt public. C’est aussi sur les abords de l’eau que les premières mutations du tissu urbain hullois ont commencé dès le début du 20e siècle. En effet, en voulant faire disparaître tout ce qui pourrait témoigner de son passé de boires et déboires3, la ville de Hull avait adopté une stratégie d’invisibilisation qui visait à réduire l’attractivité sur les abords du Ruisseau de la Brasserie4. Cette stratégie a entraîné des répercussions considérables sur l’image et l’identité de la ville en démolissant un grand nombre de bâtiments industriels et en marquant la première phase des démolitions massives à Hull. La deuxième phase, engagée cette fois par le gouvernement fédéral et la CCN, fut encore plus brutale…
La désindustrialisation en lien avec la mise en marche du plan Gréber a déclenché un changement radical dans la structure économique de Hull, engendrant des mutations profondes dans son tissu urbain et social; démolition de 1 500 maisons et commerces (ce qui correspondait à 25 % de l’Île de Hull), expropriation de 5 000 résidents5, et modification à jamais de l’image du centre-ville en faisant ériger des tours de bureaux sur les abords de la rivière des Outaouais, créant ainsi une palissade entre Hull et Ottawa. Ce nouvel usage institutionnel apporte une nouvelle population qui se greffe au tissu social hullois et creuse ainsi encore plus l’écart entre la population locale et leur rapport au centre-ville. Au problème de la perte d’emploi s’ajoute celui du coût des logements qui ne cesse d’augmenter. C’est en 1967 que le premier comité de citoyens6 voit le jour, marquant officiellement le début de la lutte urbaine à Hull. C’est aussi à cette époque que le Vieux-Hull laisse place au toponyme de l’Île de Hull.
Cette fabrication de la ville par la « tabula rasa », la négation du contexte et du passé, en faveur de l’automobile a considérablement estompé la dimension humaine en faisant disparaître la rue, ses commerces et ses activités qui constituent les principaux attributs d’un centre-ville. Malgré les impacts dévastateurs du mouvement moderne connu pour son absence de valeurs et d’humanisme, il importe aujourd’hui de considérer le paysage qu’il a produit comme un legs à préserver. Hull se trouve alors confrontée à un double enjeu à l’égard de ce patrimoine moderne davantage meurtri par la pandémie de Covid-19 : la nécessité d’assumer cette fracture urbaine et de trouver une stratégie pour lui redonner vie.
Plusieurs initiatives dans ce sens ont été engagées ces dernières années avec comme objectif la relance du centre-ville. Cependant, tous les efforts consentis ne semblent pas être alignés avec les attentes des habitants locaux et des Gatinois qui ont fait récemment une « dure évaluation » de leur centre-ville7. La nouvelle étude de l’ODO tente de lever le voile sur les dysfonctionnements majeurs de ce territoire qui sont à la base de sa dévaluation. Toutefois, en mettant l’accent sur la dimension économique du centre historique, les pistes d’action proposées ne s’inscrivent pas dans une approche systémique du territoire hullois. Elles reflètent plutôt une logique de planification en silo qui se trouve en contradiction avec le paradigme de la résilience qu’il est aujourd’hui indispensable d’adopter dans nos façons de faire la ville.
Pourtant, l’impact sans précédent de la pandémie a permis de révéler la vulnérabilité systémique du noyau historique de l’Île de Hull. Cette forme de vulnérabilité est l’une des plus redoutables, et fait subir au centre-ville gatinois une situation de fragilité des plus inquiétantes au Canada. À la baisse drastique de mobilité des fonctionnaires, s’ajoute le manque de cohérence spatiale, fonctionnelle et organisationnelle. Cela a permis aussi de constater le degré de dépendance de ce territoire aux flux extérieurs, mais aussi le dysfonctionnement des autres secteurs du centre-ville qui n’arrivent toujours pas à pallier cette crise urbaine malgré leur grand potentiel à déclencher un changement significatif.
Construire la résilience territoriale par de nouvelles centralités
Le destin du centre-ville de Gatineau reste donc incertain, fortement dépendant du gouvernement fédéral qui détient 78 % des édifices sous-utilisés8 et tarde à s’exprimer clairement sur ses intentions. S’ajoute à cela l’absence d’une vision claire et systémique pour la relance du centre-ville dont les limites restent floues et incertaines, mais qui devrait être le moteur des transformations économiques, territoriales et de nos modes de vie. Malgré tout, cette situation de veille se présente comme une opportunité pour dessiner une vraie stratégie de résilience territoriale. Dans cette perspective, il devient impératif de repenser la vitalité des périphéries du noyau historique dans le cadre d’une stratégie globale destinée à agir tous azimuts : commerce, habitat, foncier, transport…, mais aussi dépasser l’obsolescence du découpage administratif et actionner un changement extra-muros.
En effet, en se basant sur le découpage proposé par l’ODO dans son étude récemment publiée, il est possible de retrouver « enfin » le périmètre du Vieux-Hull d’antan. Néanmoins, ce dernier met l’accent sur la nécessité de développer une stratégie de diversification économique : une autre stratégie qui mise sur l’attrait des fonctionnaires et des étudiants plutôt que sur les habitants. Par conséquent, une telle approche exige d’adopter une vision plus large et d’enclencher des actions extra-muros afin d’établir un lien fort entre le cœur historique et sa périphérie immédiate, en y amenant une population permanente qui le ferait vivre et vibrer jour et nuit et en toute saison.
Établir un lien entre le Vieux-Hull et sa périphérie immédiate, c’est adopter une vision écosystémique suivant une approche intégrée de planification et de gestion de ce territoire. L’idée est donc de créer des synergies positives et durables entre le centre historique et ses abords afin d’assurer sa pérennité. L’impératif d’agir sur les abords immédiats s’explique également par la nécessité de préserver cette centralité urbaine des transformations destructrices dont elle a déjà été victime. Il est crucial que la revitalisation de cette partie du territoire ait comme trame de fond le génie du lieu (genius loci) afin de préserver son cachet culturel, historique et social qui permettrait l’émerveillement de sa population. Ce territoire ne peut être à la fois une centralité économique, administrative, patrimoniale, culturelle ou encore intellectuelle et technologique. Les interventions doivent être ciblées, calibrées et réparties sur un territoire plus large, en considérant la capacité de charge territoriale et les différents flux (économiques, sociaux, énergétiques, etc.) pour créer à la fois un centre-ville attrayant et identitaire.
La stratégie serait donc de créer de nouvelles polarités sociales (non pas seulement spatiales) en s’engageant dans une densification des secteurs périphériques au noyau historique, qui vont constituer à terme des centralités capables d’insuffler une nouvelle dynamique au Vieux-Hull. Les quartiers Zibi en construction ou encore Affluents (proposé par le Lab A4 et s’inscrivant dans le périmètre du centre-ville du PPU9 avec son approche écosystémique de développement), porteurs de renouveau dans le respect des réalités urbaines de ce territoire, représentent des jalons forts pour une redynamisation équilibrée du territoire hullois.
Cette approche doit aller de pair avec un développement des effectifs et des espaces universitaires qui seraient associés à l’UQO, reconnue comme un établissement d’excellence en Outaouais et dont l’emplacement actuel demeure très marginalisé dans le territoire du centre-ville. L’inscription de l’enseignement supérieur comme vecteur de l’aménagement du territoire permettrait en effet de créer une nouvelle dynamique urbaine durable en misant sur son pouvoir d’attraction. Le centre-ville de Gatineau doit alors amorcer une stratégie de rééquilibrage territorial en se servant de l’université comme locomotive urbaine. Dans cette veine, et dans le cadre d’une approche proactive, il est important de réfléchir sur un maillage territorial urbain sous le prisme de la consommation énergétique et les besoins en matière de déplacements pendulaires. Un réseau de mobilité robuste doit alors être réfléchi en amont et en adéquation avec une offre efficace de transport en commun et actif au-delà des limites du centre-ville. En effet, il est évident que le nouveau pôle de la Cité ou encore le futur centre hospitalier de Gatineau sont d’ores et déjà des centralités à inclure dans la réflexion sur la redynamisation du centre-ville en général et du développement du secteur universitaire en particulier. Il est crucial que la création de nouvelles zones de développement mixte dont l’épine dorsale serait la création de logements et la création de milieux de vie diversifiés et équilibrés représente le premier levier à actionner. Nous pensons fermement que pour revitaliser le centre-ville de Gatineau, il faut réinventer son usage interne dans le respect de son identité, mais aussi l’usage de sa périphérie.
Enfin, proposer des pistes d’action pour une redynamisation territoriale dans le cadre d’une stratégie purement économique serait une manière de produire une ville dotée d’une obsolescence programmée. Il faut partir des réalités urbaines locales pour construire une stratégie d’action pérenne et intégratrice des quatre piliers du développement durable (économique, social, environnemental et culturel). Les discours des politiciens, des scientifiques, mais aussi des citoyens qui ne cessent d’alimenter le débat sur le devenir de ce territoire représentent aujourd’hui une prise de conscience de la grande fragilité du système urbain actuel. Quel outil réglementaire ou de planification doit être mis en place afin de guider les actions à prendre? Comment assurer l’adhésion à cette vision par les élus, les fonctionnaires, les citoyens et les acteurs du milieu?
C’est maintenant qu’il faut agir et s’engager dans un vrai virage en termes de planification, à l’aube de la révision des orientations gouvernementales en aménagement du territoire (OGAT) par la province qui exigera une mise à niveau du Schéma d’aménagement de Gatineau. Ces OGAT devraient être publiées durant l’année 2024 et représentent donc une véritable opportunité que la Ville de Gatineau devrait saisir pour pousser les solutions et redéfinir les orientations de son Schéma d’aménagement et de son Plan stratégique municipal, le tout dans un contexte de nouvelles injonctions climatiques et de la dynamique de revalorisation du centre-ville et de sa périphérie.
Assia Bounaira, diplômée en architecture
Sophie Lamothe, architecte associée
1 Étude sur l’attractivité et la diversification économique du centre-ville de Gatineau https://uqo.ca/nouvelles/53580
2 Idem
3 Un siècle de boires et déboires : Hull aux prises avec son histoire et sa géographie (2023) https://www.erudit.org/fr/revues/cgq/2003-v47-n130-cgq717/007967ar/
4 Les impacts de la brasserie du ruisseau sur la destinée de Hull (2005) https://id.erudit.org/iderudit/11066ac
5 Comités de citoyens et enjeux urbains à Hull (1980) https://id.erudit.org/iderudit/1035051ar
6 Idem
8 Étude sur l’attractivité et la diversification économique du centre-ville de Gatineau https://uqo.ca/nouvelles/53580
9 LabA4, Affluents https://a4architecture.ca/lab4/affluents-etape-2/